Le conflit et l’accord

Il ne faudrait pas le dire si brutalement : mais pourquoi le conflit attire-t-il davantage que l’accord ?

J’ai mis les choses les unes à côté des autres et je les ai contemplées.

Dans les grandes salles du musée c’était tour à tour des vierges à l’enfant, des annonciations – et des scènes de guerre.

Dans la représentation, il y a toujours un combat. C’est, toujours, forcer la transcendance au-delà d’elle-même. Parfois, ça va jusqu’à la représentation du combat lui-même, et c’est la peinture de Paolo Uccello.

Paolo Uccello a toujours peint de préférence des scènes de combat ou de déluge. C’est l’anarchie qui l’intéresse, c’est le fracas. Il s’appuie sur le fracas des sabots sur les armures, sur les lances brisées en l’air, sur les corps en morceau – comme l’écrivain Claude Simon, comme Pierre Guyotat – pour atteindre l’excellence de son langage. Il excelle dans l’écrasement des figures bord cadre, dans des acrobaties de perspective. Il tort légèrement, il transgresse juste un peu pour que le génie de la mise en scène renaissance serve à l’excès inverse, à l’image du chaos. Alors le chaos s’organise dans un cadre, et la guerre entre dans l’infini d’une fenêtre ouverte sur un paysage. Le contrat est tenu.

Il est possible que la mesure de la guerre apporte aux civilisations un équilibre autant qu’une catastrophe.

Mais par où passe le conflit, dans une annonciation ? Par où passe la pratique de l’art, l’agressivité créatrice ? Elle passe dans un suspens, dans une chose invisible qui fait soulever les représentations vers une promesse. La main aura fait d’infinis aller-retours sur la toile, sur la planche, il y aura eu beaucoup de silences, de souffle, de blanc.

Je me demande quelle espèce d’équilibre la guerre représente pour une politique, pour un État. D’où vient qu’elle revienne, qu’elle attire les Siècles comme un aimant, dans le scénario toujours mi-économique mi-raciste du territoire, de la conquête, de l’appropriation et simplement de la pure et simple destruction. Quelques-uns en décident, qui massacrent tous les autres, les leurs, les autres – et la chose a lieu à moitié consciemment. Une partie de l’histoire de la guerre a lieu consciemment, l’autre est refoulée, cachée, interdite. Georges Bataille a été jusqu’à dire que la guerre séduisait. Tout le XXème Siècle s’est écrit à travers la guerre, le combat – et même plus précisément dans un rapport de hantise entre la guerre et la révolution.

Ces fresques d’Uccello qui me fascinent, La Bataille de San Romano, Le déluge, ont peut-être le même attrait miniature, chaotique et créatif, que les images de bombardement qui arrivent sur le téléphone, qui hantent le cinéma, juste à côté des scènes d’amour.

Je retrouve en peinture cette espèce d’ordre bizarre que la guerre donne aux images – comme si elles étaient faites pour elle. Jean-Luc Godard a bien dit que le Journal de 20h avait été inventé pour la guerre – ou l’inverse, que la guerre avait inventé le Journal de 20h.

La civilisation se synchronise quelquefois par la guerre. C’est l’aboutissement et la fin de son processus, de son cycle, de son Siècle.

Quand deux partis politiques s’entendent, font alliance, la force libidinale est exactement inverse. Chacun doit céder un petit bout de son unité, de son entité, de son corps, pour s’allier à l’autre. Si la guerre et le déluge sont des opérations visibles (et cachées) de démembrement du corps collectif (il s’agit de détruire un territoire, des corps, et l’image de l’un et de l’autre) – l’alliance entame, elle aussi – pour cela qu’elle est si complexe à contracter. Pour cela qu’il est parfois difficile de vivre avec les autres – et qu’en même temps on n’a pas le choix. Et on ne devrait même pas choisir avec qui.

L’accord passé entre les verts, les insoumis, et bientôt le PC a l’attrait de cette entame, de cette question ouverte, qui suppose de faire exister la tentative collective, ce flottement du nombre qui s’est manifesté pour la première fois depuis longtemps. C’est un étrange mouvement, dont on ne saurait pas dire s’il est durable, s’il est profond, qui a conduit au vote des gens qui n’avaient jamais voté auparavant. Ce vote a été entrepris d’une façon qui ne pas encore être pensée, mais complètement – un vote in extremis, et qui suppose une sorte de d’accord, de jeu, de risque aussi. C’est bien une tout autre action que celle qui occupait, et qui occupe les mêmes, par ailleurs, depuis longtemps. C’est une action néanmoins. La première à disposition – et la dernière, quand la plupart des moyens légaux de revendication ont été supprimés et que les autres sont toujours plus gravement sanctionnés, invisibles, actuels, mais comme de pures potentialités.

Je ne parlerai pas de démocratie, pas encore. Il y a dans le mot et l’usage du mot démocratie une sorte de légalisme, de légitimité ou de légitimation implicite qui en a usé le sens et la vérité. En même temps que le mot démocratie n’a jamais été aussi nu. Quand Ch. Lagarde dit, au lendemain des élections, que « la démocratie a atteint ses limites », c’est peut-être que la démocratie justement reprend de l’exercice, c’est-à-dire peut-être pleinement son rôle d’espace transitionnel, intermédiaire, entre des individus, une société et des représentants. L’espace où des idées, des désirs, peuvent germer, s’échanger, s’essayer, se risquer à une nouvelle énonciation. C’est le réinvestissement du vote qui autorise l’accord, et l’alliance. Non seulement parce que les intéressés des différents partis de gauche y voient l’occasion de se trouver une bonne place dans un gouvernement (cela sera toujours vérifié), mais peut-être aussi parce que le souhait de quelques-uns prend la forme d’un nombre, d’une quantité de gens et de voix dont la participation excède encore ce qu’on peut en comprendre. Cela – ce nombre, cette participation – vaut sans doute aussi pour l’autre camp, pour l’extrême droite. Alors on peut considérer que l’accord, et peut-être ce qu’on ne revendique jamais – une sorte de compromis, quelque chose entre l’entame et le danger de la compromission – reviennent, qui s’oppose à l’exclusion, à la séparation, à la solitude et à l’abandon.

Je regarde les fresques de Paolo Uccello et je pense encore à la guerre en même temps qu’à l’alliance. La guerre vérifie en chacun le donné d’une violence dont on ne peut plus s’étonner qu’elle revienne, et qui fait qu’au-delà des États, des logiques, des pathologies d’État et des économies, elle sourd en chacun, dans la mémoire de toute communauté humaine, à côté des Annonciations, des natures mortes et des autoportraits. L’alliance et l’accord sont toujours trahis, c’est ce qui s’est vérifié aussi. Et alors il n’y a pas de charme ni de raison de se réjouir, il n’y a que des intérêts dans la représentation. Tous les intérêts (de la volonté générale) toujours absorbés par la représentation, par la figurine électorale, par le personnage, par le tableau.

Le grand corps abstrait en raison duquel tout cela se joue encore, notre volonté, s’essaie donc à un nouvel exercice, à faire confiance. Je dis « nous », pour les quelques-uns qui ont voté, s’appropriant le vote comme un braquage, brutalement, pour essayer quelque chose, en mettant toute l’énergie de l’action pure dans un acte dévoyé, dévalorisé, pour le tordre. Dans quelques minutes j’aurai perdu l’espérance et la naïveté – mais en attendant j’aurai précisé ma réflexion, quelque part entre le conflit et l’accord : si la tournure des événements penchait en faveur de cet essai temporaire d’appropriation de la démocratie par l’extrême gauche, ça pourrait m’intéresser.

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