Il y a cette utopie, située en plein cœur de la guerre civile russe et du devenir qu’elle programmait pour le communisme réalisé, dans la bourgade de Tchevengour, imaginée par Andreï Platonov.
Une utopie semble exposée au risque d’être l’analogue paradoxal d’une institution, dans la mesure où elle peut ressembler à une forme (l’idéal projeté) imposée de l’extérieur sur une matière (le peuple, ou la communauté qui est sommée d’« appliquer » cet idéal). Mais les personnages de Tchevengour sont trop naïfs pour faire un si mauvais usage de la notion de modèle. Ce que deux d’entre eux cherchent pendant la moitié du roman, c’est le communisme, en tant qu’il devrait être là ; ce qu’ils trouvent, ce sont des formalismes bureaucratiques appliqués absurdement dans des lieux désolés. Puis ils rencontrent quelqu’un qui vient de Tchevengour.
« D’où viens-tu ?
– Du communisme »
(200)
Les tchevengouriens savent bien, eux, que l’humain ne se laisse pas façonner comme le fer. Et ils en sont persuadés : le communisme naît tout seul, s’il n’y a pas d’obstacle.
Peut-être est-ce en partie cette confiance excessive qui va entraîner leur échec, car ils vont vérifier à leurs dépens que, en tout cas en situation de guerre civile, ou dans l’empire de Staline, lever les obstacles ne suffit pas.
Si cela ne suffit pas, c’est sans doute tout d’abord parce que c’est beaucoup demander à une ville d’être, à elle seule, le communisme. « Ici, c’est le communisme et vice versa » ; tout le problème est dans le « et vice versa » : le communisme, c’est ici (or « comment se contenter d’une seule ville sur la Terre ? » – 357) ; ici, et nulle part ailleurs. Car ailleurs, c’est déjà le retour de la loi.
« Tout est fini : c’est de nouveau la loi, on a vu renaître la différence entre les gens comme si un démon avait pesé l’homme sur une bascule » (164).
Qu’est-ce qui est fini ? Ce qui n’a jamais existé. C’est cela l’utopie : ce qui n’existe pas, mais dont l’inexistence laisse une trace. C’est un monde inexistant qui peut changer celui qui existe.
D’où vient ce désir des mondes inexistants ? La réponse la plus simple, la plus courante peut-être, c’est : de la lecture. « Son père, forestier, lui avait légué une bibliothèque de livres bon marché, œuvres des auteurs les moins lus, les plus oubliés, du plus infime rang. Il disait à son fils que les vérités qui décident de la vie vivaient d’une existence mystérieuse dans les livres dédaignés » (147).
Rancière parlerait ici de la « circulation aléatoire de la lettre », qui peut emporter des vies, en les détachant de ce qu’elles auraient pu croire être leur destin.
Bien sûr, il faut aussi savoir être déçu par les livres, mais c’est pour savoir trouver ce qu’ils étaient seuls à indiquer, qu’on ne pouvait trouver qu’en eux, ou plutôt à travers eux : « c’est en effet pour rien que la lampe devait briller sur la jeunesse d’Alexandre Dvanov, éclairant ces pages de livres qui irritaient son âme et dont par la suite il ne devait pas s’inspirer. Il avait beau lire et penser, il lui restait toujours en dedans un endroit creux – ce vide à travers lequel s’engouffre, comme un vent affolant, le monde que nul n’a décrit ou raconté » (74).
Mais quand elle est sur le point de se réaliser, l’utopie est source de frayeur ; effrayante est l’imminence de l’advenue de ce qui n’a jamais existé – même si on désire plus que tout cette advenue (289). Les tchevengouriens choisissent de faire face à cette frayeur.
Alors qu’est ce qui mène à l’échec ? Beaucoup de choses, sans doute, à Tchevengour. L’ambiance n’y est pas idyllique ; les personnages sont violents (il faut bien massacrer quelques bourgeois, quitte à se retrouver trop peu nombreux) ; ils sont souvent ridicules – mais c’est le ridicule qui accompagne une certaine grandeur. L’ambiance n’y est pas gaie, on est plus proche des univers de Kafka que de l’île d’Utopie visitée par Thomas More. Mais « le bonheur n’est pas gai », comme on dit chez Max Ophüls ; en revanche, il est patient : « À cette heure, peut-être, le bonheur lui-même cherchait ses hommes heureux » (150).
Et puis, il y a une folie des tchevengouriens ; folie dans cette volonté de réaliser en dépit de tout cette chose ou cette idée qu’ils ne peuvent par ailleurs pas concevoir, qu’ils ne peuvent pas comprendre. Ils ne comprennent donc pas non plus pourquoi, par exemple, l’ennui fait retour – l’ennui, c’est-à-dire la manifestation élémentaire de l’inertie des vivants. Ils sous-estiment aussi l’importance du désir amoureux (419) ; or, comme le disait Arendt, l’amour est la plus puissante des forces antipolitiques – ce qui n’est pas une critique, mais l’énoncé d’un problème.
Mais en réalité, si leur utopie prend fin, c’est avant tout parce que leur expérience, isolée, est exposée non seulement à l’affaissement interne, mais aussi à l’écrasement par l’ennemi.
Ce qui n’a pas existé peut prendre fin ; les troupes staliniennes (421, note 1), par exemple, peuvent venir y mettre un terme. « Les autochtones de Tchevengour pensaient que d’un moment à l’autre tout prendrait fin : on ne peut guère voir durer ce qui n’a jamais existé » (271).
Mais qu’est-ce qui n’a pas existé, et qui pourtant a trouvé un semblant de lieu à Tchevengour ?
Là aussi, bien des choses sans doute, mais je voulais seulement relever celle qui concerne le foyer du monde du capital, à savoir la mise au travail.
À Tchevengour, pas question de mettre au travail le corps : « les habitants avaient depuis longtemps préféré une vie heureuse à toute espèce de travail, d’installations, de règlements de compte mutuels au nom desquels on sacrifie le corps humain, ce camarade qui ne vit qu’une fois » (205).
Pas de mise au travail, non plus, de l’âme, ou plus exactement, celle-ci désigne le seul objet valable de préoccupation : « Ici, camarade […], tout le monde a une seule et même profession : l’âme, et nous avons désigné la vie pour remplacer les métiers ».
On n’y met pas non plus au travail les animaux : on y dételle les charrettes attachées au chevaux « Est-ce que j’irais gaspiller pour un poids mort la vie vivante d’un cheval » (206). Et plus loin : « c’est seulement par suite d’une oppression séculaire que les bestiaux ont pris du retard sur les hommes. Or eux aussi ont envie d’être des hommes » (215).
À Tchevengour, on préfère les plantes inutiles au blé, symbole de la productivité (168) – et la terre, bien sûr, n’est à personne (166).
Le soleil, et lui seul, généreux de chaleur et de lumière, est un prolétaire au service de tous.
Seule exception à ce refus du travail généralisé : on fait un monument d’argile pour les camarades présents. « Ce n’est pas de l’art, c’est la fin de toute la fumisterie prérévolutionnaire qu’on appelait art et travail ; c’est la première fois que je vois une chose sans mensonge et sans exploitation » (415).
Ce monument est le symbole précaire de ce qui se trouve au cœur de l’expérience de Tchevengour : le communisme, ce n’est rien d’autre que la propriété mutuelle des camarades. C’est ce que comprend Tchepourny, qui fait figure de responsable de la bourgade, au moment où il voit les sous-prolétaires (les « gueux ») rassemblés sur un tumulus de Tchevengour : « Dans le passé Tchepourny avait lui aussi fait route avec d’autres hommes pour gagner son pain, il avait dormi dans des granges, entouré de compagnons et protégé par leur sympathie de calamités qu’on ne peut éluder, mais il n’avait jamais senti qu’il pourrait être d’un quelconque profit dans leur vie de réciprocité inséparable. Maintenant, il voyait de ses yeux la steppe et le soleil, voyait, entre les deux, les hommes du tumulus, mais ils ne possédaient ni le soleil ni la terre et Tchepourny sentit qu’au lieu de la steppe, des maisons, de la nourriture et des vêtements que les bourgeois s’étaient acquis, les prolétaires du tumulus ne possédaient que leurs pareils, tant il est vrai que tout homme doit posséder quelque chose ; lorsque entre les hommes existe une propriété, ils gaspillent aisément leurs forces pour veiller sur elle, mais lorsqu’il n’y a rien entre les hommes, ils entreprennent de ne plus se séparer pour se protéger mutuellement du froid quand ils dorment » (300).
Ce que nous enseigne, peut-être, Tchevengour, c’est que la visée de l’utopie, la visée de la politique qui porte un au-delà de la situation présente, et un au-delà de ce qui a jusqu’ici existé, c’est la communauté libérée. Non pas la communauté humaine, car ce qu’il y a, chaque fois, c’est une communauté effective. Mais une communauté effective, ce n’est pas une communauté donnée, circonscrite à sa propre espace, collée à sa propre localisation. Elle n’est effective que dans la mesure où l’attachement qu’elle a pour elle-même la conduit à porter plus qu’elle-même.
Une communauté effective, elle aussi, est un être, et comme tout être, elle est plus qu’une, elle est plus qu’elle-même. Une communauté communiste se reconnaît à ceci qu’elle fait l’épreuve de cette plus qu’unité, et qu’elle donne un sens politique à cette épreuve.
Communiste est une forme de la communauté dans laquelle celle-ci met en travail sa propre consistance en mettant simultanément en travail son incompatibilité avec le monde de l’économie.
Un mouvement communiste se reconnaîtrait à ceci qu’il construirait, pour ce type de communautés et pour leur raccordement dans l’action, un espace et un temps propres, ayant pour vocation de se substituer aux contextes créées par l’ennemi.
Il est encore raisonnable de penser qu’un tel mouvement, un tel espace et un tel temps, sont toujours de l’ordre du possible.
B.A.