Prologue : l’enfer, et le souvenir
(à deux voix)
Quelqu’un avance sur une ligne à peu près stable, quoique. Quelqu’un et quelqu’un d’autre aussi, qui s’appuie, marchant derrière.
A : Alors… ? Qu’est-ce que vous voyez ?
Alors ??
B : C’est un bon moment pour regarder, la vue est dégagée, le ciel est clair, on voit bien au travers, on a fait les vitres. C’est agréable quand c’est propre.
A : C’est tout ?
B : Vous, qui êtes, ici, ou là. Là où la vie vous a placés au départ, c’est-à-dire plus ou moins bien. Plus ou moins bien lotis. Chacun son lot. Chacun sur son lopin, agrippé à la rampe, s’y tenant ferme le temps de descendre, au moins. Le temps de descendre déterrer les archives enroulées, sauver quelques papiers. Vous êtes, ici ou là, plus ou moins bien, séparés.
A : Et puis?
B : Et la raison de cette position. Et la raison de ce rapport maintenant fixé, arrêté, des corps à leur territoire.
A : Plus précisément ?
B : C’est tout droit, il n’y a pas d’autre chemin. Vous regardez ici et là, le monde arrêté. À travers la vitre, par endroits. Chacun par endroits arrêté pour une durée indéterminée. C’est un bon moment pour regarder, la vue est dégagée le ciel est clair. C’est vrai, on voit bien au travers, on a fait les vitres. C’est agréable quand c’est propre. Il faut pas toucher. Il faut pas laisser de traces de doigts sur la vitre, c’est sale.
A : Et si ça bouge derrière, si les gens appellent au secours derrière la vitrine, s’ils s’étouffent ?
Le second derrière, la main sur l’épaule du premier, agrippé comme un crabe.
A : Alors ?
B : Vous constatez la différence entre deux endroits. Savoir lequel est le mieux. Où vous seriez le mieux pour finir la vie maintenant. Vous pouvez commencer à y penser. Comment finir la vie où il vaut mieux. Maintenant vous pouvez choisir comme ça. Le monde à travers la vitre du grand magasin. Et vous qui avancez au milieu des rayons vides, et faites l’examen de cet endroit, puis de l’autre.
En regardant à travers la vitre, la campagne plutôt que la ville, la nature plutôt, vous vous êtes aperçu. Vous vous êtes aperçus en vous-même face à la nature, en mieux. Vous vous êtes aimé mieux alors. Le rapport établi avec la nature est meilleur, ça que vous observez sur le septième plateau, juste à côté de la déchèterie numérique, un meilleur équilibre et des gens souriants, une meilleure humanité et des bonnes décisions pour la suite.
Là, vous serez bien.
C’est un bon moment pour regarder, la vue est dégagée le ciel est clair, c’est vrai, on a fait les vitres, on voit bien au travers.
Et soudain, se retourner, et tomber sur l’image d’un souvenir. La vitrine brisée, en morceaux par terre. C’est un casseur. Il a brisé la vitre et laissé l’affiche, comme ça, toute seule, pleine de peinture.
C’est un souvenir avec une phrase écrite dessus.
A : À qui il appartient ?
Entre lui devant, l’autre derrière, il y a un choc, à ce moment-là. Le premier trébuche, s’arrête, et le second lui tombe dessus.
B : Vous ne devriez pas avoir été arrêté ici, par votre mémoire. Le problème de la localisation du souvenir se pose. Et puis, celui de son destinataire.
En courant, le casseur s’est enfui.
La vue est dégagée, j’ai vu un souvenir. C’est un couple dans un musée. C’est une femme qui ouvre les yeux dans un lit d’hôpital. C’est un chien qui va seul dans la ville en tournant sur lui-même. Ce sont des manifestants qui courent en se tenant la tête. C’est un enfant assis par terre les jambes dans ses bras.
Soupir du premier marcheur.
(….)
1 –
Les deux personnages sont restés comme ils étaient. Ils se relèvent du sol. Ils retirent la poussière de leurs vêtements. Ils se nettoient l’un l’autre le visage, peut-être aussi des blessures.
A : Ça fait combien de temps maintenant ?
B : Combien de temps quoi ?
A : Combien de temps qu’il y a le couvre-feu à 18h ?
B : Je ne sais pas. Un mois. Deux mois.
A : Il y a cette phrase que le Président a dite, enfin, je l’ai extraite d’un discours sous-titré automatiquement. La phrase disait : « Il nous faut toujours une quinzaine de jours pour observer la modification précise de nos comportements ».
B : C’est génial. Ça peut marcher pour plein de trucs. Seulement, en général, la quinzaine de jours ne suffit pas. Les comportements se modifient, mais ne reviennent pas en arrière. Il n’y a pas de changement. Il n’y a que des aggravations qui durent. Rien qui puisse tenir lieu d’exemple.
A : Ça me fait penser : tout à l’heure j’étais sur mon vélo, je traversais la place Voltaire. Je pensais à toi et je me suis demandé : à quoi elle ressemble, la ville, aujourd’hui ? Il faisait beau, et je réfléchissais à la nécessité de renverser la perspective, de voir des choses inattendues et peut-être belles. Parce que c’est facile d’aller d’horreur en horreur. C’est plus difficile de voir ce qui est beau. À ce moment-là, il y a un camion qui a freiné et qui s’est arrêté sur un bout de trottoir ; un type est descendu, et en descendant il a vidé le camion de toutes les poubelles. Tu sais, les trucs qui traînent dans les pieds, dans la bagnole, quand tu fais de la route, tu fais pas gaffe, tu laisses les bouteilles d’eau et les boites à sandwich par terre, jusqu’au moment où tu dois nettoyer. Les trucs peuvent s’accumuler sur plusieurs semaines, parfois. Là, le type, il les a laissés tomber du camion sur le trottoir, en plein milieu du rond-point place Voltaire, pas gêné. C’était beau. Il a fait signe à son pote qui l’avait déposé, le camion est reparti.
B : Peut-être qu’il pensait que personne ne le voyait ?
A : Peut-être. Aussi, l’autre jour, au supermarché. J’étais devant les grands frigos verticaux, tu vois. Avant il n’y avait pas de portes. Maintenant il y a des portes, et c’est toujours assez étrange d’ouvrir une grande porte de frigo comme si on était chez soi pour attraper les yaourts dans les piles. Ça donne le sentiment d’être chez soi, ces frigos. Justement, j’hésitais entre deux sortes de yaourts, la porte du frigo dans la main, un peu trop comme à la maison. Là, il y a une vieille dame qui m’a carrément poussée avec sa canne pour attraper ses yaourts. Je me suis retournée, alors elle m’a dit : “C’est trop long. J’ai pas le temps.”
B : Ce ne sont pas des observations particulièrement optimistes.
A : J’essaie, au moins, de trouver des images qu’on peut regarder sous plusieurs angles. Des images à entrées multiples.
B : Je trouve que c’est difficile en ce moment. Si je devais décrire ce que je vois, je dirais que c’est un corps qui n’a plus le temps ni l’espace de se dévêtir. Un corps qui dort tout habillé. Et qui consomme de la pornographie. Il y a forcément une des-érotisation de la ville et des liens entre l’espace et les êtres puisqu’il n’y a plus ni transition ni médiation.
A : C’est pour ça, tu crois, que la violence conjugale est soudain au centre des questions politiques ?
B : Je pense qu’il y a un vrai danger d’explosion de la société par le cœur de la cellule familiale et intime. C’est pour ça que le moment a quelque chose de tragique : on peut tuer père et mère ; on est susceptible de désirer nos enfants. Et surtout, on s’aperçoit que ces vérités ne sont pas seulement plus proches parce qu’on est collés ou séparés complètement – on s’aperçoit qu’elles nous constituent. Comme le crime.
A : Mais ce crime dont tu parles, si on revient au début de notre conversation, sur la police, la manifestation – est-ce qu’il a un rapport avec celui de la Police Française ?
B : Tu parles du 17 octobre, de la manif contre le couvre-feu?
A : C’est la première chose à laquelle j’ai pensé, quand ils ont décrété le couvre-feu. C’était le même jour.
2 –
A : Ça fait combien de temps qu’on ne s’est pas vus ? six mois, un an ?
B : C’est drôle, cette habitude que tu as, de vouloir revenir toujours à la dernière fois qu’on s’est vus. À quoi ça sert ?
A : Je ne sais pas. Je fais toujours ça. C’est pour me rappeler où on en était.
B : Les gens disent beaucoup cela, qu’ils ont oublié, tu as remarqué ? Suivant les cas, de façon plus ou moins normée, et renvoyant à une perspective capitaliste, de la perte d’une année de travail : une année est passée à la trappe ; ou de façon plus dramatique et politique, les gens avouent qu’ils ne sont pas capables de se repérer dans le temps. Ils banalisent et négligent leur sentiment, en général.
A : J’ai remarqué que les gens avaient comme une honte de tout ça, maintenant ; de la pandémie, du confinement, comme un truc sale.
B : C’est la banalité. Je ne sais pas à qui l’attribuer : aux gens eux-mêmes, à qui elle a permis d’enchaîner sur la situation – ou aux discours, à l’État, à la morale ambiante, qui a tellement joué avec nos nerfs et infantilisé nos réactions qu’on ne s’est plus ce qu’on a éprouvé, et encore moins comment le dire.
A : Je me demande dans quelle zone de la psyché le silence va se nicher. Comme un dangereux petit noyau interne fascisto-traumatique…
B : Les gens ne savent pas quoi dire à présent. Ils sont embarrassés d’eux-mêmes. Chacun est gêné. Et la mauvaise conscience, le ressentiment, le racisme arrivent comme ça, tout seuls, de cette négligence, qui est initialement celle de l’État et qui devient celle de chacun pour soi-même.
A : Si, les gens cherchent à refuser quelque chose, je crois. Ils cherchent comment dire quelque chose d’autre.
B : Quelque chose qui n’aurait pas été dit encore ?
A : Oui. Mais ça peut être… simplement une image, justement, presque rien. Un dessin, un lac, une fleur, un enfant qui renifle, n’importe quoi.
B : L’enfant qui renifle, j’aime bien.
A : Voilà : des images dans lesquelles on sent que le réel repart.
B : Plutôt l’imagination.
A : C’est lié, non ? moi, si je peux m’accrocher à cet enfant qui renifle, comme image, je peux sortir dans la rue. Je suis poussé dehors.
B : L’image te porte.
A : Après, il faut continuer avec une autre image (…)
MG