Le caractère fétichiste est un trait de l’amateur de bande dessinée. Ce qu’il aime, ce sont des objets, et ces objets sont d’autant plus saturés de promesses qu’ils apparaissent comme des contenants. Et c’est en les ouvrant que l’on peut espérer trouver, quelque part en eux, ce que l’on cherchait depuis toujours.
Avec Chris Ware, l’attente fétichiste est amplifiée, exacerbée. L’album n’est pas seulement un objet-livre – par exemple sur le modèle ludique, et souvent menacé de vanité, que propose un Marc-Antoine Mathieu : un objet qui ne peut être apprécié que lorsqu’on trouve de quelle manière il ne renvoie qu’à lui-même. L’album pour Ware est, de façon très littérale, un livre-écrin (de manière très matérielle, pourrait-on dire, avec Building stories) ; un livre-coffret où nous attendent des surprises, peut-être dans des recoins un peu cachés, et qui pour cette raison même s’adressent d’autant mieux à qui sait les trouver. Car il faut chercher dans les recoins de la boîte, dans les plis des couvertures détachables, ou scruter des dessins parfois minuscules (Quimby the mouse). La surprise que l’on attend le plus, celle dont toutes les autres sont seulement les gardiennes, est forcément de l’ordre d’une miniature, bien cachée tout au fond de l’écrin.
Et pourtant, bien sûr, cette miniature, une fois le livre ou le coffret refermé, on n’a pas su l’isoler. Si tel est le cas, c’est que nous n’avons pas pu entrer dans l’écrin comme nous le pensions tout d’abord. Ouvrir l’écrin, ce n’est pas plonger dans une contenant, dans une intériorité moelleuse ; ou plutôt c’est voir que cette intériorité toujours se renverse, comme si on glissait sur un ruban de Moebius, comme si l’on était maintenu dehors au moment même où l’on s’engage dans ce qui semblait bien être promis comme l’espace d’un dedans.
Cette transformation topologique ne correspond pas pour autant à l’épreuve d’une frustration. Notons qu’elle accompagne l’expérience de tout objet de désir, et que cette expérience, contrairement à ce qu’on a voulu nous faire croire, n’est pas nécessairement celle d’un manque. Le travail de Ware, en l’occurrence, ne nous conduit pas à vérifier un manque, dans la mesure où l’on y trouve exactement ce qu’on attendait. Ce que l’on trouve, c’est bien ce qui pouvait être promis par les bords lisses et nets de l’album-coffret, par les couleurs vives, les figures claires, les histoires de super-héros : qu’ils soient l’écrin où une part de notre enfance a pu trouver refuge, afin de nous être un jour restituée.
Pour les personnages de Ware, l’enfance n’est certes pas toujours heureuse. Mais le problème n’est pas d’exposer le récit d’un bonheur retrouvé. Il est de rester fidèle à la recherche de la petite chose qui, jusqu’ici, n’a pas été bien regardée, et où se loge pourtant le bonheur promis. On l’a dit, cette petite chose n’est pas isolable. Elle n’est d’ailleurs pas séparable de ce qui l’abrite sous de magnifiques plages de couleurs, de lignes et de récits. On ne dira pas pour autant que le contenant de l’écrin est l’écrin lui-même, car même s’il est toujours voué à se faire ruban de Moebius dans l’expérience du lecteur, il n’abandonne pas sa fonction d’abri. Une fois le livre refermé, nous avons la certitude que c’est bien là, dans un recoin de ce qui vient d’être lu et regardé, que la petite chose que l’on cherchait a bien été retrouvée, et qu’elle était toujours intacte.
BA